Extrait La pointe aux âmes. La vie de Charles Voiry avec les violons par Michel Barbe

Couv copie 4 

Garçon à tout faire

Il y avait Flappi, Pampi, La Puce, Bismarck, Tête d’Ail, Quinze Grammes...Je ne les connaissais pas encore par leurs sobriquets pourtant si courants dans la profession. Je les avais croisés dans les rues de Mirecourt emportant parfois un violon à terminer sous leur bras. À l’orée du vingtième siècle, dans cette ville imprégnée de lutherie, je ne savais pas que je serais bientôt fier d’exercer une profession noble entourée de secrets jalousement gardés par les maîtres, les ouvriers et les apprentis.
     Ce matin là, après une nuit peuplée de rêves étranges, inquiétude face à cette journée qui ne serait pas comme les autres, je m’étais éveillé très tôt. La ferme sortait de sa torpeur. Située à proximité de Mirecourt, à Baudricourt, elle était constituée d’un bâtiment principal entouré de plusieurs dépendances au milieu d’hectares de terres, et ceinturée par une centaine de mirabelliers. Les effluves du petit déjeuner, pris par les hommes dans la cuisine, montaient jusqu’à ma chambre. Ils partiraient bientôt aux champs après avoir bu un verre d’alcool de mirabelle. Il était donc cinq heures du matin ! La veille, ma mère avait tenté de me rassurer : « Tu sais, Charles, apprenti c’est comme aller à l’école et le soir tu rentreras à la maison ». Mais je savais bien que rien ne serait plus jamais comme avant. Je m’étais longtemps imaginé que je travaillerais à la ferme en fabriquant en hiver des chevilles de violon, ces clés qui servent à tendre les cordes, comme mon père, mais sa réponse avait été sans appel : « Tu dois apprendre un métier qui te donnera un salaire tous les mois ». J’avais alors plaidé pour être engagé dans un petit atelier. Attiré par les odeurs de colle et de vernis, je les connaissais bien pour y avoir souvent pénétré après la sortie de l’école. Dans de vieilles bâtisses nichées au fond de cours intérieures, les vieux maîtres y fabriquaient des violons sous des squelettes d’instruments accrochés au mur ou sur un fil par leur tête sculptée, la volute. J’aimais piétiner les copeaux de bois qui jonchaient le sol et emporter les plus beaux soigneusement choisis pour leur longueur, leur odeur et leur couleur. Véritables trésors, je les rangeais dans une boîte en fer blanc que j’ouvrais parfois pour humer les senteurs mêlées des diverses essences. Mais mon père avait stoppé net tous mes espoirs : « Les petits ateliers vont fermer, il n’y aura plus que les usines ». J’allais donc faire partie du petit peuple des fabriques.
     Tous ces gens habitaient Mirecourt mais aussi les villages voisins : Poussay, Mattaincourt, Ramecourt, Vroville et Baudricourt. Le matin, à bicyclette ou en train, ils gagnaient la cité des violons. Elle bruissait alors de vie sous les nombreuses enseignes des maîtres-luthiers accrochées aux façades. À l’embauche et à la sortie des usines la ville s’animait comme une ruche, mais aussi tout le long de la journée où l’on pouvait voir des femmes porter en grappe des violons en blanc (non vernis) destinés au vernisseur alors que les chariots de grume de bois circulaient de la gare aux usines. Par les fenêtres d’ateliers donnant sur la rue, on apercevait les luthiers devant leur établi occupés à façonner des pièces ou à monter un instrument. Je connaissais l’animation de la ville, j’allais découvrir le monde de l’usine avec ses journées qui débutaient le matin à 7 h et finissaient le soir à 18 h seulement coupées d’une heure par le repas de midi, samedis compris ; un total de 52 heures hebdomadaires sans congé !
     Après l’obtention de mon certificat d’études, je fus donc embauché comme garçon à tout faire chez Laberte-Humbert frères?, rôle imparti aux apprentis qui n’avaient pas la chance d’entrer à l’usine avec un contrat payé par leurs parents. Ce matin là, sous les regards de tous ces hommes vêtus d’un long tablier bleu, la venote, des jeunes, des vieux ou des très jeunes comme moi s’activant devant leurs établis, je suivis le Premier, le contremaître également responsable des apprentis, un homme de grande taille, légèrement voûté, à la chevelure et à la moustache blanches qui, après m’avoir dévisagé avec des yeux d’un bleu intense, me dit tout simplement : « Suis-moi ». L’immensité du lieu m’impressionna et je n’en menai pas large. À treize ans, j’entrai pour cinq ans dans l’inconnu d’une grande usine, une éternité ! Et les sonores jurons de la Mère nom de Dieu qui s’escrimait sur une pièce de violon n’étaient pas pour me tranquilliser. Mais je retrouvai les odeurs mêlées de colle, de vernis et d’essences de bois divers des petits ateliers, ce qui me rassura un peu.
     Mon premier outil fut... un balai...